Epilogue.

J’ai commencé ce journal le samedi 14 mars, à 00h36. Je le termine le lundi 1er juin, à 00h57.

Je décide de clore ce journal, parce que mon confinement se finit ; et que je vais peu à peu retrouver ma temporalité d’avant, une temporalité plus rapide et moins floue, qui ne me permettra pas de trouver trois ou quatre heures tous les soirs pour écrire. Et puis, je n’aurai plus besoin de ce rituel, maintenant que ma vie va reprendre son cours.

Je ne sais pourquoi j’ai commencé ce journal. Une intuition de vivre quelque chose d’important, à ne surtout pas oublier. C’était avant tout un travail pour ma mémoire, ma propre mémoire. Je ne pensais pas à le publier sur un blog. Je ne me sentais pas légitime à exposer ainsi ma vie, qui n’intéresse personne. Et puis, plusieurs ami-e-s, à qui j’ai fait lire les premières pages, m’ont encouragée à rendre public ce travail. Je me suis alors dit : « ouais, pourquoi pas ? De toute façon, dans trois jours, je n’aurai aucun lecteur et je pourrai arrêter ». Je ne m’attendais pas à écrire chaque jour, à me tenir à cette tâche, moi qui ne suis d’habitude pas très douée à m’astreindre à un rituel d’écriture quotidien. Je ne m’attendais pas non plus à avoir plus de trois mille vues, pour plus de neuf cent cinquante visiteur-euse-s. Je suis intriguée : je ne sais pas qui sont tous ces gens, ni ce qu’ils ont trouvé dans cette lecture. Sur les neuf cent cinquante – dont quarante à cinquante par jour –, je dois en connaître avec certitude une vingtaine ; et je me rends compte que si j’écrivais chaque soir, c’était pour cette petite poignée de personnes. C’était pour rassurer mes parents, c’était pour distraire A. et L. – car elles m’ont dit à plusieurs reprises que me lire leur faisait  du bien pendant le temps étrange du confinement –, c’était pour aider D. à combattre ses insomnies – car elle m’avait confié que, chaque nuit où elle se réveillait, elle savait qu’une nouvelle entrée l’attendait et que pour se rendormir, elle la lisait ; ça la réconfortait. La classique et quasi-métaphysique question : « pourquoi ou pour qui écrit-on ? » trouve ici une réponse pour le moins inattendue : pour faire dormir une de ses meilleures amies. Elle paraîtra peut-être décevante ; mais c’est la seule que je puisse avancer. Et puis, veiller sur le sommeil d’une amie n’est pas non plus une mince affaire.
Je me rends compte qu’écrire quotidiennement ce journal m’a permis de rester au plus proche de mes sentiments, de garder un accès à moi-même. A certaines périodes, du fait de certains événements, je dois être un bulldozer. Un bulldozer qui en oublie de ressentir. Pendant le confinement, j’ai dû  tenir bon, malgré l’esseulement, la douleur, l’impuissance face à mon corps,  l’angoisse, le deuil. Grâce à ce journal, j’ai pu être au plus près de moi et laisser se décanter sur le blanc de l’écran le magma parfois informe de mes émotions, pour qu’il ne plombe pas mes élans, qui étaient alors un peu fragiles.

Autre question classique : ai-je tout dit ? Bien sûr que non. Déjà, lorsqu’il était question d’une personne autre que moi, il était bien normal que je ne révèle rien de sa vie intime. Même pour les deux cas de violence que j’évoque dans ce journal, je me suis limitée à les évoquer par le pronom impersonnel « on ». C’est aussi parce que l’usage du « on » me permet de mettre en mots – presqu’en grammaire –, ces impressions vagues de dépersonnalisation de la violence : lorsqu’elle survient et dans le souvenir que l’on en garde ensuite, la violence n’est plus une personne. Elle n’a plus de visage. Elle devient des sensations diffuses dans le corps et s’accroche aux objets qui nous entourent ; elle devient le dehors, elle devient notre propre corps. 

Ai-je tout dit, en ce qui me concerne ? Oui, sauf mes rêves érotiques, ai-je répondu à E. quand elle m’a posé cette question. Disons plus sérieusement que j’ai tenté d’essayer, mais que je n’ai pas tenté d’y réussir. Il faut savoir qu’au départ, je voulais moins écrire sur moi que sur la période. Je suivais tous les jours l’actualité pour pouvoir la restituer dans ce journal, pour m’en souvenir. J’ai cependant conscience qu’à partir du 11 mai – moment où ont coïncidé l’événement du déconfinement des autres et, pour moi, un deuil intime, mon récit s’est peu à peu tourné vers moi. Mais j’esquive encore la question : ai-je tout dit de moi ? Si tout dire de soi implique de noter toutes ses pensées et tous ses flux de conscience, alors ça s’avère impossible. Parce qu’il y a toujours des envies que je m’interdis d’avoir, des songes inutiles et farfelus dont je n’ai pas conscience, des pensées qui traversent la tête et qui s’abîment dans l’oubli, des émotions que je ne peux pas dire par pudeur ou par décence. 

Toutefois, je me suis astreinte à en dire sur mon corps davantage que je n’ose en dire habituellement. Je pense souvent au roman Journal d’un corps de Daniel Pennac, que je feuillette depuis cinq ans sans jamais me lancer entièrement dans sa lecture. Or, j’avais l’impression, par moments, d’écrire le journal de mon corps ; et je sais combien il est important de dire « je » publiquement quand on a un corps lesbien et handicapé. Mais sur certains points, je suis très pudique : par exemple, j’ai beaucoup hésité à parler des vomissements que peuvent produire mes douleurs musculaires, parce que, il faut bien le dire, j’en ai un peu honte, et, lorsque ça arrive, je me sens totalement démunie face à mon corps. Il m’est en général très difficile de parler de mes douleurs, car, comme je l’ai dit un jour dans mon journal, j’ai peur de m’attirer la pitié, alors que je veux seulement la prise en considération de mon expérience. Autre exemple : j’ai hésité à parler de mes règles pour des raisons totalement différentes. Ce n’est pas la honte qui a engendré ces hésitations ; mes règles n’ont jamais été tabou pour moi, et encore moins depuis mon entrée en féminisme. Mais c’est du fait d’une réaction épidermique contre le validisme : pendant mon enfance et adolescence, mon corps m’a très peu appartenu ; il appartenait aux adultes,  il était scruté par les kinés et les médecins, qui le mettaient sans cesse en mots, discouraient sans arrêt à son propos ; et dans cet incessant brouhaha, je perdais mon corps. Maintenant que je me suis réapproprié mon corps, je garde très jalousement le contrôle, quitte à préférer faire silence sur certains thèmes dont, par ailleurs, mon féminisme parlerait volontiers. C’est ce qui explique aussi que je ne parle pas du tout de ma sexualité. Je parle de sexualité, de la construction de mon identité lesbienne, mais jamais de ma propre sexualité. Ç’eût été cependant possible, si je m’étais mise en scène dans un personnage fictif. Mais c’est sur moi que j’écrivais ; alors j’ai préféré faire silence sur cet aspect, pourtant très important, de mon corps. Après tout, faire preuve de pudeur permet parfois d’en dire autant sur soi que de longs discours.

Je crois aussi que ce journal a une portée antivalidiste que je n’avais pas envisagée quand je l’ai commencé. Le validisme grossit le handicap des personnes, à tel point qu’il fait croire que les personnes ne sont que leur handicap : leur quotidien s’emplirait démesurément de leur handicap. Or, je remarque que décrire mon quotidien n’a jamais impliqué de décrire mon handicap ; et il me semble que, quand je parle de mon handicap dans ce journal, c’est pour parler de validisme tout de  suite après. Bien sûr, il ne s’est agi, à aucun moment, de cacher mon expérience de corps handicapé ; et on le devine par les mentions fréquentes de mes balades en fauteuil ; mais je crois que je décris mon rapport à mon fauteuil, en termes de joie et de liberté, et non pas en termes de privation, comme le ferait un récit validiste. J’ai aussi coulu décrire la charge mentale que mon handicap impliquait au quotidien. Par là, je ne voulais pas signifier que ma charge mentale était plus forte que celle d’une femme valide, mais affirmer que j’avais moi aussi un quotidien qui implique une charge mentale, ce que les imaginaires validistes effacent souvent. Et puis, comme je l’ai expliqué un jour dans ce journal, ma parole publique se voit circonscrite pour l’instant au seul thème du handicap ; et j’ai aimé apparaître sous les traits d’une jeune trentenaire un peu geek, qui aime les Pokémon et Zelda, et un peu bête, qui confond la chloroquine avec la coloquinte. J’ai aimé parler dans ce journal de mes préoccupations de trentenaire sur le couple, l’amour, l’amitié, le deuil, la mort, la famille, l’engagement politique, ou sur la meilleure manière de fixer, sans percer, des étagères de WC. J’ai aimé écrire ce journal, parce qu’à travers ces mots, j’étais simplement moi, et non pas « une handicapée ». Oh, bien sûr, je sais bien que, dans le regard de certain-e-s, le trompe-l’œil validiste perdurera; et je les attends, le « elle a de l’humour quand même ! » ou le « ah mais elle écrit avec les pieds ? ». Mais j’ai remis mon armure, maintenant…

Je ne sais ce que deviendra ce journal. Dans l’absolu, j’aimerais en faire quelque chose, mais je ne crois pas que j’aurais, dans les prochaines semaines et les prochains mois, le temps et la disponibilité d’esprit pour y réfléchir et porter un quelconque prolongement. Alors, probablement se perdra-t-il dans les tréfonds d’Internet ? Probablement supprimerai-je, dans quelques années, le blog et le document Word ? En tout cas, je suis un peu triste de renoncer à ce rituel, mais ce sera pour mieux en retrouver d’autres. Je crois que je regretterais certains aspects de l’étrange période que nous venons de vivre, car avec la fin du confinement, je devrais reprendre la bataille que je menais avant le confinement : trouver un emploi, dernière étape dans la conquête de mon autonomie. Bien sûr, j’ai continué à m’y  préparer pendant le confinement, mais c’était devenu une lointaine angoisse, presqu’irréelle. Sortir dans le monde, c’est aussi retrouver les angoisses du monde. Désormais, le quotidien va revêtir une autre réalité.  

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