J77 : dimanche 31 mai 2020, à 21h14

Je suis à Montpellier, dans la maison de mes parents. En arrivant, cette abrutie de chat m’a snobée – je crois qu’elle me fait la gueule ; mais j’ai été accueillie par ma pivoine qui m’attendait en face de la porte d’entrée. C’est une jolie histoire, entre elle et moi, qui dure depuis près de trente ans. C’était une pivoine très récalcitrante, que mes parents avaient plantée quelques années avant mon arrivée et qui refusait obstinément d’éclore, jusqu’à mon arrivée en 1990 ; et depuis, chaque année, elle s’ouvre et je pose avec elle en photo. Mon père m’a dit qu’elle s’était ouverte, il y a quelques jours… elle m’attendait, c’est sûr !

Ce matin, retrouvailles avec mes parents qui sont arrivés chez moi, un peu avant midi. Ça faisait près de cinq mois que je ne les avais pas vus, ce qui n’était jamais arrivé jusqu’ici. Avec ma mère, nous nous sommes prises dans les bras : j’ai alors réalisé à quel point ne pas serrer quelqu’un contre moi m’avait manqué, moi qui, avant, communiquais mon affection, autant par des gestes que des mots.

Mes parents m’apportent quelques objets de Montpellier, dont des bibelots et des livres qui ont appartenu à mes grands-parents. Parmi ces bouquins, il y a deux recueils où ont été publiées quelques-unes de mes nouvelles. Ça me fait tout bizarre que ces objets, presqu’oubliés, se rappellent à moi. Ils datent de 2004 et de 2010. Sur la première page de chacune, il y a une dédicace. Dans le peu de mots de l’une, on voit l’ado de quatorze ans qui ne sait pas quoi dire et qui veut à tout prix se débarrasser de la corvée de dédicaces. Dans la sobriété de l’autre, apparaît la khâgneuse de vingt ans qui remercie son grand-père de lui avoir transmis le goût pour les mots et les livres. Elle ne savait pas encore que, dix ans plus tard, ces phrases lui reviendraient, comme un double héritage – de son grand-père à elle, mais aussi d’elle à elle-même. J’ai alors senti ma gorge se serrer.

Et puis, vers 15h, nous reprenons la route. Comme mon père a déjà chargé mon fauteuil dans la voiture, je descends à la voiture à pied. Ça me fait bizarre de passer le seuil de ma porte, de sortir dans le couloir, de prendre l’ascenseur et d’arriver dans le hall d’entrée. Des effluves d’habitudes lointaines. Passée la porte de mon immeuble, j’esquisse un petit pas de danse, bien qu’un voisin soit à la fenêtre dans l’immeuble d’en face. Il y a une petite brise qui me caresse le visage, tandis que j’avance en marchant jusqu’au bout de ma rue. Une sensation oubliée, mais vite retrouvée. J’esquisse encore quelques petits pas de danse. Et puis, J. m’aide à monter dans la voiture ;  ma mère me demande alors si je veux me laver les pieds. Je dis oui. Ne trouvant pas le gel hydroalcoolique censé être dans un panier,  elle me propose du savon et de le rincer avec ma bouteille d’eau minérale déjà entamée ; et, commençant à me savonner, elle me dit : « tu peux me tenir ça ? » et me met quelque chose entre les jambes. Les yeux tournés ailleurs, j’accepte, sans regarder ce que le « ça » désigne ; et pour bien le tenir, je le serre fort. C’est alors que je sens jaillir un geyser et je commence à être trempée. Je n’ai compris que trop tard que le « ça » était la bouteille d’Evian ouverte… ma mère m’avait manquée.

Ne laissant toutefois pas ma joie d’être dehors entamée par cette liquide mésaventure, j’envoyais à quelques ami-e-s un texto : « JE SUIS SORTIE !!! ». Cela m’a d’ailleurs permis d’avoir des nouvelles de M., mon ancienne prof de latin, et de F., mon quatrième témoin de self-marriage. J’étais donc en train d’écrire sur mon téléphone, lorsque j’ai entendu ma mère s’exclamer : « Mais où tu vas ? » ; et mon père, de répondre : « Merde, je me suis trompé de route », en esquissant aussitôt un demi-tour sur le boulevard. Et moi, de penser, comme à chaque fois que cela arrive, au tout premier matin de mes épreuves de Brevet et au jour de mon oral de Bac de Grec… mon père m’avait manqué…

Pendant les trois heures de route, j’ai discuté un peu avec A. et L., un peu lu, un peu somnolé. A. m’a demandé si ce n’était pas trop étrange de ressortir après tout ce temps et quelles étaient mes premières impressions. Je lui ai répondu : « Mouillée ». Après avoir dissipé toute équivoque concernant ce mot, je lui ai dit que j’aurais voulu la voir avant mon départ. A. m’a alors répondu : « D’abord ton botox, ensuite tes ami-e-s ». La discussion avec L. a eu la même teneur : « Botox first, et ton soulagement avant tout », m’a-t-elle dit. Ces deux discussions m’ont beaucoup touchée, mais je ne saurais dire pourquoi. Comme une reconnaissance de mes douleurs ; comme si mon soulagement était leur priorité, en même temps que la mienne. De chaque côté de l’autoroute qui traverse la vallée du Rhône, des usines émettent parfois de fortes odeurs chimiques, des odeurs de souffre. Ça m’a fait très étrange de sentir des odeurs nouvelles, autres que celles de bouffe ou de gel hydroalcooliques : mon odorat semblait se ranimer, sortant peu à peu de sa torpeur aseptisée.

Et puis, enfin, Montpellier, la lumière, le bleu du ciel, l’arrêt de tram Occitanie… et mon premier « oh couillon ! » depuis près de cinq mois – je ne sais pourquoi ce juron ne sort jamais à Lyon, mais lorsque je suis de retour à Montpellier, il devient tout à coup foisonnant.

Bientôt, la voiture est devant la maison. Je ressens alors un vague soulagement. Je suis presque étonnée de me dire : « je croyais devoir ne plus jamais la revoir ».   C’est une pensée que j’ose enfin me formuler. Mon père m’aide à sortir de la voiture. Alors, je vois cette abrutie de chat qui me fait la gueule, et ma pivoine qui m’attend.

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